Et dans le chemin…
Zabeth Stépan
Moi aussi je le connais bien ce « chemin », mais à moi, il ne fait pas peur du tout. Au contraire, je me plais dans ce passage sombre, je m’y déplace en catimini. Souvent, lorsque je m’arrête devant son entrée, il me semble toujours que l’obscurité m’appelle, m’invite même. Parfois, je m’y aventure, il est assez facile de me cacher dans une des encoignures. Là, mon imagination échafaude des projets fort inavouables.
Je sais que bien peu de gens l’empruntent puisqu’il conduit dans une propriété privée. J’ai épié tous ceux qui se hâtent une fois quittée l’avenue Maréchal Foch. Certains flânent, d’autres s’arrêtent en soufflant, posant un moment leur panier de retour du marché. Les plus jeunes sautent d’une marche à l’autre en s’amusant. Mais lorsque la nuit tombe, l’atmosphère change ; ils l’empruntent rarement seuls et dans ce cas, ils se dépêchent.
Ont-ils peur ? Et de quoi ou bien de qui ? Ah ! C’est de moi qu’ils devraient se méfier, mais non, ils ne me connaissent pas et c’est dommage ! S’ils savaient… Des pulsions de violence, de meurtre même m’envahissent. Passer à l’acte, oui, il me semble qu’un plaisir intense m’étourdirait. Ce soir, je suis aux aguets, je suis prêt, alors, qui sera la victime ?
C’est alors que j’entends des talons claquer vivement sur le trottoir et la silhouette élancée de la fille de la maison passe près de moi sans me voir, tranquille, en téléphonant.
Doucement je la suis, mes semelles de crêpe ne font aucun bruit. Dans un coin plus sombre, je me retrouve brusquement derrière elle, contre elle ; sentant mon souffle haletant dans son cou, elle sursaute, affolée. Je plaque ma main sur sa bouche pour étouffer le cri qu’elle allait pousser. Mon sang bat dans ma poitrine, l’émotion m’oppresse, tout devient trouble. Je sens son corps tendu, crispé et ses gestes fous pour se dégager de mon étreinte, elle essaie désespérément de m’échapper. Impossible !
Mes bras la ceinturent. J’enfonce dans sa gorge le bâillon que j’avais préparé, et la retourne violemment vers moi. Ses yeux éperdus découvrent mon visage masqué tel un clown hideux et maléfique. Plaquée contre le mur rugueux, elle gémit douloureusement, je ne peux m’empêcher de la serrer contre moi. Un sentiment pervers m’envahit au contact de ses formes voluptueuses. Je suis fort, puissant, les battements désordonnés de son cœur et le tremblement de ses membres m’excitent au plus haut point.
Alors, mes mains, comme si elles ne m’appartenaient pas, emprisonnent son cou gracile et de toutes mes forces, je serre, je serre. Une peur indicible suinte de tout son être et la terreur emplit ses yeux exorbités. Petit à petit ses mouvements d’abord violents, anarchiques, perdent de la force, deviennent plus hésitants, je continue en épiant son visage qui s’empourpre. Enfin, son corps se relâche, s’amollit et s’affaisse lentement dans l’ombre du passage.
Soudain, ma tension retombe, hébété et muet, je regarde la fille immobile, figée, inerte, morte. Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Devant l’énormité de cet acte, j’arrache mon masque qui tombe à terre et je m’enfuis, redescends le chemin à toutes jambes. Je ne me calme qu’une fois arrivé dans la rue heureusement déserte. Au fur et à mesure de mon avancée, je reprends une marche normale sans trop savoir toutefois vers quel repaire me conduisent mes pas.
La conscience revenue, mon esprit demeure perturbé, je ne suis plus vraiment certain d’avoir ressenti le plaisir que j’attendais de ce meurtre. Faudra-t-il que je recommence pour en être sûr ? Faudra-t-il que je devienne ce qu’ils appellent un « serial killer » ?