Le pêcheur de Cancale
Par René Stépan
Un marchand de crevettes surnommé à cause de son cri « Fraîcheur de la mer ! » se prend de passion pour l’opéra.
Je suis sur le port de Cancale en Bretagne. Au bout du port, longeant la mer, après avoir dépassé les nombreux restaurants pour touristes, qui n’ont rien à voir avec notre célèbre restaurant où de nombreux artistes viennent dîner. Je connais bien son son chef non moins célèbre. C’est moi qui lui livre les crevettes qui agrémentent ses plats. Sur le port donc, se trouve mon stand, en vérité, une petite charrette perdue parmi les innombrables étals d’huîtres. Je dois avouer que toutes ne sont pas fraîches, même les célèbres huîtres plates de Cancale. Elles sont surtout assez chères.
Moi, Blaise, et breton de pure race, c’est mon destin que de pêcher des crevettes. Je ne sais rien faire d’autre. C’est mon père qui m’a appris, tout jeune.
Quelquefois, sur ma barque, je chante à tue –tête des airs qui me plaisent : « Sur la mer calmée, « ô sole moi », Je pêche ces crevettes tous les jours à l’aube et par bonne mer dans la baie avec mes filets que ma femme Margot reprise consciencieusement dans le hangar que nous louons près du port tous les après-midi . Margot est née à Paimpol. Des fois, je lui fredonne « Ma Paimpolaise ». Elle en rit beaucoup. Le matin venu, je vends le produit de ma pêche, mes belles crevettes, toutes fraîches, elles. C’est pour ça que les autres pêcheurs se moquent de moi quand je crie : « Elles sont fraîches, mes crevettes ! C’est la fraîcheur de la mer ! » Je ne fais pas fortune, mais arrive à faire vivre ma famille.
Je ne suis pas rustre non plus. Le dimanche après-midi, avec ma petite famille, ma femme, mes deux filles Laure et Anne qui ont six et dix ans, et mon fils Antoine, quatorze ans et qui a grandi bien vite, que je surnomme « le grand dadais », nous allons au cinéma « le Rex » de Cancale ; c’est un ciné de province classique, fauteuils rouges en velours. Je ne dis pas qu’il y passe de nombreux « navets », américains pour la plupart, mais je préfère les films d’art et d’essai qu’il passe de temps à autre et notamment « les Visiteurs du Soir » de Marcel Carné que j’ai vu dernièrement. Mais il faut bien faire plaisir à tout le monde !
Parfois, à « l’Olympia », salle réservée aux grands spectacles, une représentation se passe. J’y vais tout seul, les autres ne voulant pas m’accompagner. C’est souvent de l’opérette, par exemple « la Vie Parisienne » d’Offenbach, « Violettes Impériales » de Vincent Scotto, spectacles légers et tous publics. Mais quelquefois c’est de l’opéra pur. Il n’y a pas grand monde pour venir écouter, mais ma joie est intense. La prochaine programmation prévue annonce « la Traviata » de Verdi, jouée et chantée par une troupe venant de Paris ; je me suis promis d’y aller. J’ai déjà entendu à l’Olympia « la Tosca » de Puccini, « Aïda » de Verdi, où j’ai adoré la prestation de la princesse égyptienne.
Et puis, mon rêve secret serait d’aller un jour à Paris, particulièrement à l’Opéra Garnier, pour y écouter là aussi une œuvre de grand compositeur, me promener dans le Foyer à l’entracte, contempler le majestueux plafond de la grande salle décoré par Chagall. Et pourquoi pas avec le fruit de la vente de mes crevettes, ne pourrais-je pas aller à la Scala de Milan pour y entendre la merveilleuse Calas et sa voix envoutante. Je n’ai écouté pour l’instant à al radio que la splendide voix de Cécilia Bartoli sur des morceaux classiques.
Mais il me faudra pour cela aller pêcher et vendre beaucoup de crevettes : alors « Ah ! la fraîcheur de la mer ! »
Comme chaque soir, le pêcheur était parti en mer et comme chaque matin, il ramenait des filets vides, jusqu’au jour où…
Je m’appelle toujours Blaise et toujours pêcheur de crevettes à Cancale, toujours épris ‘opéra. Je chante toujours à tue-tête mes airs préférés sur ma barque en tirant mes filets, et j’ai même enrichi mon répertoire en écoutant dernièrement à la TV Roberto Alagna, suivi de Carme, aux Chorégies d’Orange.
Mon rêve secret est toujours d’aller voir les grands spectacles de l’Opéra Garnier de Paris et… pourquoi pas… de la Scala de Milan pour y écouter la Diva dans la Tosca.
C’est pour cela qu’il y a quelques semaines, encouragé par mon épouse, mes enfants et mes collègues de la criée aux poissons de Cancale, j’ai décidé, pour gagner plus d’argent et augmenter mon pécule, comme ils me disaient tous, de laisser tomber la vente des crevettes pour ne vendre que du poisson.
Les filets sont adaptés. Mon épouse, la Paimpolaise, les a modifiées pour cela. C’est vrai que je gagne mieux ma vie, mais toujours pas assez pour réaliser mon rêve.
Or, voici qu’un jour, toujours chantant à tue-tête sur ma barque plate, un gros bateau s’approche qans bruit, hélicoptère, jolies femmes, table avec champagne et celui que je pense être le propriétaire, m’interpelle et me dit :
« Bravo pour votre voix monsieur. Puis-je mieux vous connaître ? Voulez-vous monter sur ma modeste embarcation et prendre une coupe de champagne avec nous ? »
La conversation s’engageant, j’appris qu’il était imprésario dans le monde du spectacle et il me proposa de passer de nouvelles auditions dans son studio aménagé à Paris, afin d(entendre de nouveau ma voix que j’ignorais aussi belle et attrayante.
J’acceptais, bien sûr. C’était la chance de ma vire… Nous prîmes rendez-vous, les essais furent faits et un amateur d’opéra de ses amis fut impressionné par le timbre de ma voix de ténor interprétant un extrait de Carmen, dans le rôle de Don José ? Je fus donc engagé et une nouvelle vie commença pour moi.
Tournées, costumes, habits de soirées, hôtels luxueux, d’abord en France puis en Europe, puis dans le monde : New-York et Broadway, Tokyo, l’opéra Garnier à Paris, l’opéra Bastille, Londres et même la Scala de Milan où j’ai eu l’honneur d’occuper la loge de Caruso avant de chanter la Tosca.
Je suis maintenant une célébrité. Lorsque je retourne à Cancale, je fais un tour sur le port saluer mes amis et ne manque pas d’aller déjeuner avec d’autres gens connus chez mon ami le restaurateur chez qui je livrais les crevettes il y a quelque temps.
Mais pour autant, suis-je aussi heureux qu’avant ?
René STEPAN.