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Atelier d'écriture de l'écoute-s'il-pleut
29 février 2016

A l'école de la république

Liliane Fainsilber -

Telemaque

J'avais dix ans, à l'école communale du quartier de la Rose à Marseille, quand je préparais le concours d'entrée en sixième. C'était un événement, d'une part, parce que mes parents eux n'avaient pas pu faire d'études et que cela comptait beaucoup pour eux, mais aussi parce que, sur une quarantaine d'élèves, nous étions à peine deux filles à nous présenter. Les autres passeraient, à douze ou treize ans, leur certificat d'étude et entreraient dans le monde du travail. Notre institutrice était tellement impliquée dans la préparation de ce concours qu'elle nous faisait travailler en dehors des heures scolaires le calcul et le français. Le jour où nous  avions eu les résultats, elle était tellement heureuse et émue qu'elle en avait versé des larmes d'émotion.

 Je me souviens que j'entrais, au mois d'octobre suivant, au lycée Longchamp qui se trouvait dans un quartier huppé, en haut de la Cannebière. Je ne m'y sentais pas à l'aise et je n'avais pas beaucoup d'amies. Par contre, je se souviens d'avoir découvert avec émerveillement le monde des dieux et des déesses de l'Olympe, des dieux qui aimaient bien faire la fête et se métamorphoser en cygne ou taureau pour séduire les faibles mortelles.

 Je me souviens ainsi du cours de français en sixième, au cours duquel nous avions lu les aventures de Télémaque, lui qui était parti à la recherche de son père, le grand et courageux Ulysse.

 Je  me souviens qu'au lycée, un lycée de jeunes filles, les professeurs n'appelaient jamais les élèves par leur prénom, mais par leur nom, précédé d'un très cérémonieux Mademoiselle. C'était, sans doute, une façon efficace de maintenir une solide barrière entre eux et donc d'assurer ainsi une incontestable autorité.

 Je se souviens que dans ce lycée dit de jeunes filles, tous les professeurs étaient des femmes, le seul mâle de cette institution était le concierge qu'on appelait, je ne me souviens plus pour quelle raison, le Cyclope. Peut-être était-il borgne. Cette absence d'hommes faisait peser sur toutes ces classes une sorte de pesant ennui. On ne savait qui s'ennuyait le plus, des professeurs ou des élèves.

 Je  me souviens que, pendant mon année de cinquième, un de ses professeurs avait marqué dans la marge d'une de mes rédactions «  manque de culture ! ». Mes parents en avaient été navrés. Comment auraient-ils pu remédier à cet état de fait ?

 Je me souviens d'un professeur de latin qui écoutait avec tellement d'attention l'élève qui essayait de traduire, plus que laborieusement, l'histoire des Gaules qu'elle lui faisait recommencer plusieurs fois la lecture et la traduction de la même phrase. Personne n'osait le lui faire remarquer et l'élève interrogé recommençait.

 Je me souviens avoir lu avec beaucoup de passion partagée, protégée par mon pupitre, au fond de la classe, "Le silence de la mer" de Vercors ». C'était peut-être pendant un cours de géographie. C'est une histoire d'amour jamais concrétisée, jamais même avouée entre un soldat allemand et la jeune fille de la maison. Il l'entrevoit tous les soirs par la porte du salon, tandis qu'il regagne sa chambre.

 Je me souviens d'avoir eu comme professeur une femme noire, ce qui, au moins à nos yeux, la distinguait du lot commun. Elle ne devait pas être très jeune, ni très belle, mais elle semblait épanouie, habillée de couleurs vives, elle était dans ses rapports avec nous, à la fois généreuse et maternelle. Sa poitrine débordant de son corsage nous assurait, peut-être à son insu, qu'elle n'était pas collet-monté.

Je me souviens que c'est avec elle que j'ai aimé le vieux français qui a gardé encore présentes les traces de la langue latine. Je me souviens qu'elle nous avait fait traduire des fragments d'Aucassin et Nicolette. A cette occasion, j'avais découvert que nous pouvions deviner le sens de ces textes en vieux français mais qu'elle exigeait de nous que nous utilisions le dictionnaire pour la traduction. Elle vérifiait, en nous interrogeant sur l'étymologie des mots, que nous avions bien fait cet effort, au lieu de traduire ces textes en nous fiant à notre intuition. Je me demande si encore maintenant ce n'est pas à elle que je dois mon amour des vieux mots et des expressions tombées depuis longtemps en désuétude et sans doute mon intérêt pour le dictionnaire étymologique d'Alain Rey.

 Je me souviens aussi d'une expérience un peu cuisante pour moi : elle m' avait demandé de préparer un exposé sur les Précieuses ridicules mais je ne devais pas savoir encore quelle était l'importance de cette sorte de cérémonie qu'implique l'exposé, aussi j'étais venue en toute sérénité parler de cette pièce que j'avais certes lue, mais sans aucune note et sans avoir surtout préparé toute une documentation sur cette œuvre. Elle s'était montrée très fâchée contre moi. Mais je pense que ce qu'elle avait pris pour de la désinvolture de ma part était de l'ignorance.

 Je me souviens aussi que c'était une femme courageuse. Nous étions en 1942, 1943, en cette période noire de l'occupation allemande. Elle était arrivée un matin, bouleversée : elle venait d'assister à une scène terrible, les gendarmes français étaient venu emmener toute une famille juive avec leurs trois enfants. Elle s'était insurgée contre ce fait et nous savions toutes qu'il suffisait qu'une de nous en parle à ses parents pour qu'elle puisse être dénoncée pour ses propos séditieux.

 Je me souviens que, plus tard, au cours de ma dernière année de lycée, mon professeur de philosophie était tombée amoureuse de moi, au grand scandale de mes parents. Elle m'envoyait des lettres d'amour enflammées. Quant à moi, j'étais un peu encombrée de cet amour soudain et regrettais surtout qu'un beau jeune homme de mon entourage ne soit pas l'auteur de ces lettres. Grâce à ce professeur qui m' avait ouvert grand sa bibliothèque, j'avais lu beaucoup de livres dont des livres de philosophie.

Je me souviens du titre de l'un d'eux pour son aspect un peu grandiloquent «  Du sang, de la volupté et de la mort ». L'auteur en était Maurice Barrès. J'ai tout oublié de son contenu mais je me propose de le relire pour découvrir en quoi ce titre m'avait marqué au point d'en avoir gardé le souvenir.

Mais en y repensant, je me demande si ce souvenir n'est pas une réponse tardive à ce professeur qui m'avait ainsi stigmatisée de cette remarque infamante pour moi, de ce manque, de ce manque de culture. Ce qui m'avait manqué, le lycée me l'avait en effet donné grâce à quelques uns de ses professeurs qui se dévouent pour que cette culture soit accessible à tous les enfants de ce pays.

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28 février 2016

Les enfants "Bio"

Daniel Fainsilber -

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Les français se désespéraient de voir le nombre de chômeurs augmenter depuis des années ; ils se désespéraient de voir l'industrie disparaître peu à peu et les grandes fortunes filer à l'étranger. Pour sortir de cette situation, ils ont cru bon de désigner à la tête du pays un vieux maréchal qui s'était couvert de gloire en envoyant des dizaines de milliers de jeunes soldats au carnage. Il avait pour souci et pour idéal la création d'une race pure en éliminant tout élément étranger. Notre bon maréchal avait décidé de commencer par les animaux de basse-cour, en particulier par les oies qui pour être conformes à l'idéal de pureté devaient être blanches, parfaitement blanches. A cette effet il avait été ordonné de baigner les oies dans une solution d'eau de javel à dix pour cent, pendant une demie-heure, dix jours de suite. De plus les pauvres volatiles étaient astreints à un gavage quotidien. La qualité et la quantité du gavage était du ressort du milicien de service. Toute nourriture en dehors de ce gavage était interdite. Ces mesures avaient d'abord fait beaucoup sourire mais quand les miliciens avaient montré qu'ils comptaient bien prendre cela au sérieux les visages se sont crispés. On ne plaisante pas avec la purification des races. D'ailleurs des mesures similaires s'étendaient peu à peu à d'autres animaux, les vaches, les chevaux et même aux humains. Il s'agissait de sélectionner les plus beaux spécimens d'hommes et de femmes, grands, blonds, musclés et de les inciter à procréer. On a aussi construits des résidences particulières avec un grand confort où les femmes pouvaient mener à bien leur grossesse en toute quiétude. On avait décrété que sept mois suffisait pour faire un beau bébé, ce qui améliorait la productivité. Les reproducteurs étaient choyés par le régime, bénéficiaient de séjours en montagne, de rations de suralimentaion, de cures thermales de luxe, de soins assidus de jeunes femmes. La situation de ces privilégiés a fini par faire envie à nombre de mâles qui faisaient l'impossible pour postuler à cette fonction de reproducteur d'élite. Du coup les usines étaient désertes, les campagnes se dépeuplaient, le gouvernement était obligé d'embaucher des retraités de plus de soixante ans. Toute la nation était concentrés sur la fabrication de bébés parfaits, magnifiques, des sujets bio que l'humanité toute entière nous envierait.

 Le vieux maréchal avait trouvé la solution au problème du chômage, sa côte atteignit des sommets, il avait trouvé le moyen de faire de la France un modèle de réussite sociale et économique.

26 février 2016

Destin

Bernadette Zygart - 

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Depuis le bateau qui l’emmène à LIBREVILLE, Nelson regarde  la foule massée sur le quai s’éloigner lentement… Pour seuls bagages, quelques effets personnels et – surtout – son saxophone.
Une dernière fois ballotté par les événements, il part… enfin. Oui, il quitte sa Géorgie natale, l’Amérique, toute cette haine à cause de la couleur de sa peau… Il a maintes fois tenté de se battre, non pas avec les poings, mais avec les mots, sans succès ; toujours la violence ! Le petit groupe de musiciens-amateurs qu’il avait  créé fonctionnait  bien. Chaque soir, un concert, chaque soir  beaucoup de monde, tout aurait pu continuer, il avait une vie relativement tranquille, ne cherchait pas l’affrontement. Songeant déjà qu’avec le talent qu’on lui reconnaissait, il allait pouvoir se produire dans d’autres lieux connus, avoir la notoriété, devenir une vraie vedette !
Ses beaux rêves venaient d’être bousculés par ceux de sa communauté : il s’était fait un ami « blanc », Ben, comme lui passionné de jazz, rencontré un soir à l’issue d’un concert. Ils passaient ensemble de longs moments, parfois à créer de nouveaux airs. Un soir, Ben fut pris à partie par un groupe de la communauté noire, qui avait pris ombrage de cette amitié. Ils laissèrent Ben dans le caniveau, grièvement blessé. En voulant lui porter secours, Nelson prit les coups violents des policiers arrivés entre temps. Malgré les protestations de Ben, il leur fallut trois jours pour relacher Nelson qui avait subi un interrogatoire musclé.
Par crainte d’être repéré, par déception aussi vis-à-vis de sa communauté, Nelson prit la décision de quitter ce pays, invivable pour une catégorie d’êtres humains.
Il passa dire au revoir à Ben, très affecté, mais sa décision était prise.
Sur le bateau qui l’emmenait  vers une autre vie, il anima quelques soirées avec son saxophone et emporta l’enthousiasme de quelques voyageurs. Après tout, il parviendra peut-être, en Afrique, à réaliser son rêve ? Parvenu à Libreville, il prit le temps de savourer son débarquement sur la terre  de ses ancêtres. Il constata ensuite avec plaisir qu’au moins ici les blancs étaient minoritaires et souriants ! Il semblait y avoir une cohabitation pacifique.                                                                                             
Sur le quai, une foule considérable, une chaleur accablante. Un peu étourdi, Nelson tourna plusieurs fois sur lui-même, réalisant que sa nouvelle vie commençait…Maintenant ! Il était seul..que savait-il faire ? Où allait-il vivre ? dormir ? se nourrir ? Ses concerts allaient lui permettre de s’assumer quelques jours, mais après ? Il lui fallait se mettre au travail le plus vite possible pour que ses  économies ne fondent pas comme neige au soleil, c’était le cas de le dire avec cette chaleur ! Il fut pris d’une petite panique qu’il s’obligea à maîtriser. Beaucoup de petits commerçants en apparence. Est-ce qu’ils embauchent ?
Plusieurs jours furent nécessaires pour obtenir une réponse à ses offres de services. Finalement c’est à la pêche qu’il accompagna quotidiennement son patron. A eux deux, ils augmentèrent  l’activité de la poissonnerie  et Nelson fut sollicité pour des livraisons dans les villages de brousse. C’est ainsi qu’il partait deux ou trois fois par semaine, le véhicule cahotant chargé de poissons et de glace à refroidir. Poursuivant aussi sa prospection, Nelson parvint un jour dans un village dont l’hôpital avait été fondé par un pasteur-médecin français : c’était un homme extraordinaire ; Nelson se sentit conquis. Malgré l’éloignement de Libreville, Nelson venait passer du temps à Lambaréné auprès de cet homme profondément humain…et musicien ! Quand il apprit que Nelson jouait du saxophone, le docteur le pressa de venir se produire dans le village !
Nelson ne se le fut pas dire deux fois..Peu à peu ses séjours dans le village furent plus longs, puis il quitta complètement son emploi de pêcheur-livreur pour aider aux soins des malades. Dans ce milieu de respect de l’être humain, il se prit à remercier Dieu de ce qui lui arrivait, cette paix intérieure. Un  jour, tandis qu’il songeait à sa vie en Amérique, il sentit une main se poser sur son épaule : elle était blanche… se retournant et levant les yeux il vit Ben, son ami de si loin ! Il était devenu médecin et venait pour deux ans à Lambaréné.

24 février 2016

En bord de Seine

Liliane Fainsilber -

 

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Il existe encore, autour de la cathédrale, un des plus vieux quartiers de Mantes la jolie. Ses ruelles étroites descendent du haut de son promontoire vers les bords de Seine. C'est là que les visiteurs peuvent admirer une très belle maison de style classique. Ses fenêtres ainsi qu'un long balcon qui orne toute sa façade sont orientés vers le fleuve et les allées et venues incessantes des péniches. De l'autre côté du fleuve, ces mêmes visiteurs peuvent admirer le célèbre pont de Limay ainsi que la maison du passeur peints par Corot. La rue encore pavée de pierres luisantes est bordée de quelques marronniers. Plus loin, à l'horizon se profile un rideau de peupliers avec, en arrière-plan, quelques cheminées d'usines maintenant abandonnées et qui ont donc cessé de cracher leurs grands panaches de fumée. La façade arrière de la demeure donne dans la rue Saint Bonaventure. Un petit jardin minuscule y a été aménagé entre des murs moussus. D'un vieux banc de bois entouré de lilas, les propriétaires des lieux pouvaient admirer la silhouette impressionnante de la Cathédrale qui surplombe l'ensemble de ces vieilles maisons. Ce lieu incite à la rêverie, on le devine chargé d'histoire. C'est un havre de paix et de verdure situé au coeur-même de la ville. Nous avions un moment rêvé d'acheter cette maison en raison de son charme et de sa situation dans ce quartier si paisible. Nous l'avions visitée avec beaucoup de plaisir car elle était pleine de fantaisie dans sa conception architecturale, malgré sa rigueur et sa beauté de maison ancienne. Nous avions exploré chacune de ses chambres et de ses petits cabinets de toilette, admiré la cuisine ancienne mais surtout le grand salon, la pièce de réception toute lambrissée de chêne et tapissée d'un tissu à fleur damassé d'un très beau bleu porcelaine. En poussant la porte de ce salon j'aurais volontiers imaginé rencontrer cette famille posant devant le peintre Edouard Degas dans les années 1850. Deux petites filles, presque adolescentes, sans doute extrêmement sages et obéissantes, se tiennent debout, vêtues chacune d'une robe noire et d'un éblouissant tablier blanc d'écolière que l'on devine bordé de dentelles. Elles portent des bottines vernies assorties à la couleur de leurs robes. La mère

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d'aspect rigide, pour tout dire peu avenante, s'appuie de sa main droite sur une petite table ancienne tandis qu'elle entoure de son bras gauche, d'un geste protecteur et peut-être autoritaire, l'une de ses filles. Seul, le père est assis dans un confortable fauteuil. Il tourne presque le dos au peintre, car il est devant son bureau. Une pendule richement ornée décore la cheminée, un chandelier surmonté d'une bougie complète la scène.

Mais peut-être pouvons-nous imaginer aussi que, quelques siècles plus tôt, cette maison a été occupée par les moines d'un monastère comme le suggère le nom de la rue «  Quai des cordeliers ». Même si on peut en effet penser que sur ce quai des ouvriers fabriquaient de solides cordes pour y amarrer les bateaux, il est plus vraisemblable que ce nom de rue était attaché à cet ordre des cordeliers, appelés ainsi à cause de la corde que ces religieux portait à la taille et qui traînait jusqu'au sol, corde avec de nombreux nœuds.

 

Quand nous habitions encore à Mantes la jolie, nous avions abandonné, un peu à regret, cette maison à son riche passé, car elle avait été mise en vente à un prix au dessus de nos moyens et que nous en aurions eu, de toute façon, pour des années, à lui rendre sa splendeur passée. Nous avons appris depuis qu'elle avait été finalement rachetée par la mairie et qu'elle abrite maintenant quelques fonctionnaires sans nul doute besogneux. Elle est peut-être désormais, recrépie, modernisée, encombrée de vieux dossiers et d'ordinateurs. Nous ne nous risquerons pas à gâcher le beau souvenir que nous avons d'elle, en retournant voir ce qu'elle est devenue. Si jamais nous repassons par Mantes la jolie, nous irons plutôt revoir un peu plus loin en bord de Seine, Vétheuil, La Roche-Guyon ou Giverny, ces villages si souvent peints par les impressionnistes : ils ont en effet résisté au temps et sont restés très beaux.

23 février 2016

La mort du père

Daniel Fainsilber -

 

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Assis au coin du feu, mon ami Pierre et moi parlions du temps passé et des drames de la guerre qui nous ont tous marqués. Il me disait combien son père avait été heureux quand même par moments. Il était heureux et ses enfants aussi quand il leur lisait des histoires, quand ils se promenaient dans la forêt et y faisaient un feu de bois, quand il leur apprenait à nager ou à faire du vélo. Ces moments de bonheur étaient comme des éclaircies dans un ciel sombre et angoissant.

Recherché par les nazis, ils avaient quittés leur maison en avril 44. Ils avaient eu même la surprise d'apprendre qu'un texte dactylographié avait été placardé sur la porte mettant en garde les gens du village contre son père qualifié de dangereux terroriste et communiste.

 

Après le six juin 44, jour du débarquement en Normandie, l'espoir était revenu, l'atmosphère était plus détendue, mais il y avait encore des moments très difficiles même après l'arrivée des américains vécue comme une libération. Persistait en effet l'angoisse au sujet des prisonniers et déportés dont on espérait le retour. Son père qui pendant la guerre avait été interdit d'exercer, put reprendre alors son travail de médecin de campagne, ce qui à l'époque supposait une disponibilité totale de jour comme de nuit. Il pouvait à nouveau envisager une vie heureuse en famille et dans sa maison retrouvée.

Pierre me raconta comment, alors qu'ils partaient tous ensemble pour la première fois au ski, par le train, son père s'était effondré sur le quai de la gare, terrassé par une crise cardiaque. Pour Pierre, ce fut un cataclysme épouvantable dont les effets se font sentir encore aujourd'hui, soixante dix ans après.

Ce qui continue pour lui à être le plus douloureux c'est la brutalité de l'événement et l'absence de tout signe d'adieu.

Pierre disait beaucoup regretter que son père n'ait pas pu connaître ses belles-filles et ses nombreux petits-enfants.

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22 février 2016

En Provence

Bernadette Zygart

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C'est un vieux village provençal typique, aux  ruelles étroites qui serpentent gaiement entre les maisons. Parmi les plantes grimpantes qui courent le long des façades, on peut admirer des bignones, jasmins et autres chèvrefeuilles odorants dont on se demande comment elles peuvent être aussi luxuriantes, ne prenant racines que sous le pavé ou le bitume... Même chose pour les lauriers !
Ici, la campagne départementale  de rénovation est tout à fait réussie. La pierre des façades, nettoyée, restaurée aussi parfois, les volets repeints aux  couleurs harmonieuses les unes avec les autres, quel bel ensemble ! C'est un bond en arrière dans le temps, qui permet d'imaginer le village aux origines de son édification.
 Au détour d'une rue, le choix est vite fait de se diriger vers une arcade un peu sombre, un peu mystérieuse...Une fois franchie cette zone d'obscurité, on se retrouve au grand jour. Un olivier géant trône au centre d'une placette, quelques bancs invitent à la détente, et le pourtour est garni de jardinets créés et entretenus par des riverains qui demeurent à l'extérieur de cet endroit. Au sol, des pavés irréguliers et dans l'air, une odeur entêtante indique une présence animale...Levant les yeux vers le grand olivier, l'explication est donnée : un énorme chat couleur enthracite, conscient sans doute de son aspect impressionnant, regarde fixement  le visiteur comme s'il voulait l'hypnotiser ! Les "minou minou" ne l'atteignent pas, il détourne la tête et d'un bond saute sur une branche supérieure...Fascinant !
Il est 15 heures. Habillée avec soin et coquetterie comme à son habitude, Louise VICTOR ferme la porte de sa maison : belle porte, elle aussi remise à neuf, en chêne massif, - visserie rutilante - dont on devine le poids lorsqu'elle se referme.
Elle se veut toujours bien mise, Louise, même lorsqu'elle ne sort pas ; satisfaction personnelle qui lui reste de son métier de commerçante, lorsqu'elle devait aider la clientèle à choisir un voilage ou un double rideau à harmoniser selon le goût de chacun. Chaque fois qu'elle s'absente pour quelques heures, elle jette un regard vers son jardin qu'elle a souvent passé la matinée à entretenir ou fleurir. Satisfaite, elle se dirige vers la sortie du village. De temps à autre, elle passe par cet endroit qui porte un drôle de nom :"rue du fossé" dit Trou au chat". Elle croit savoir - parce qu'on le lui a raconté que ce sobriquet date du Moyen Age, à l'époque d'une invasion de chats venus d'Egypte, amenés par un amoureux d'une jeune fille du village qui lui a refusé ses avances... Les chats sont restés, c'était une race dangereuse et l'on entreprit une campagne d'extermination. Il existait un fossé très profond, jamais à sec, les chats y furent noyés en nombre puis enterrés aux abords. Il s'en suivit de dures épreuves pour les habitants : maladies bizarres et variées, inexpliquées. L'âme des chats, peut-être ! 
Poursuivant sa route vers la sortie du village, Louise pense à son amie Suzanne chez qui elle se rend souvent l'après-midi. Celle-ci sera sûrement heureuse de la voir. Elle lui proposera aujourd'hui une partie de cartes et à l'avance elle s'en réjouit. L'après-midi fut agréable, Suzanne lui avait concocté une excellente tarte aux pommes et un café délicieux.
Elle gagna aux cartes, comme d'habitude, les deux amies se séparèrent le soir un peu distantes, comme d'habitude, et Louise, sur le chemin du retour s'obligea à relativiser l'issue de la partie, comme d'habitude !
Malgré tout satisfaite de son après-midi Louise passa à la boulangerie avant de rentrer chez elle. Elle habitait une jolie maison de village restaurée depuis peu et chaque fois c'est avec satisfaction que Louise met la clef dans la serrure de cette belle porte massive.  Au rez-de-chaussée, un couloir central distribue les pièces de part et d'autre. Au sol, des tomettes, traditionnelles, qui assombrissent un peu et qu'elle songe à remplacer. Sa cuisine"presse-bouton" à laquelle elle a eu du mal à s'habituer mais dont elle ne saurait plus se passer ! Le jardin ajoute à la quiétude. De même, beaucoup de bibelots - souvenirs de voyages - viennent  l'aider à l'inspiration.
De l'autre côté du couloir central, une grande pièce aux dimensions vastes comportent la salle à manger avec accès direct au jardin et le salon, dans une autre partie, plus sombre et 
feutrée, tournée vers la cheminée. A l'étage, 4 chambres et deux salles de bains. Grande maison, pour elle seule, mais il fut un temps où c'était animé ! Elle ne l'est plus autant, sauf
chaque été et ponctuellement désormais.
Le jour décline  ;  tandis que Louise songe à fermer les volets pour la nuit, ellle entame une conversation sur le pas de la porte avec sa voisine, sympathique jeune maman  d'une petite fille née depuis peu. Puis d'autres habitants se joignent aux deux femmes, principalement occupées à parler doucement à l'enfant. La conversation devient générale comme souvent et  très vite des rires fusent, témoins de l'ambiance. Puis chacun se sépare, heureux de ce partage de vie. Les portes  se ferment, le moment attendu par les chats du voisinage de tenir conseil.
18 février 2016

Comme Perrette et son pot au lait

 Liliane Fainsilber -

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Quand nous étions petites, mes sœurs et moi, nous habitions sur les hauteurs de Nice, sur l'une des collines qui entourent la ville. Le soir en m'endormant, je voyais de ma fenêtre, se dessiner à l'horizon, se découpant dans le ciel rougeoyant, de longues frises de pins parasols. Je les comparais, volontiers à une caravane de chameaux se déplaçant dans le désert.

 Notre immeuble avait été construit avec l'aide de la loi Loucheur, loi qui permettait à des gens modestes d'accéder à la propriété. Il était encore entouré de champs d'oliviers et surtout des serres dans lesquelles poussaient les célèbres oeillets de Nice. Ils poussaient avec une telle abondance qu'ils étaient vendus sur le marché du vieux Nice par bottes de cinq douzaines. Dans ce quartier de Las Planas c'était donc encore un peu la campagne. Je me souviens que le lundi de Pâques nous allions en famille faire un grand pique-nique près d'un lieu que nous appelions La source. Maman, à cette occasion, préparait un énorme pain bagnat. Elle ouvrait en deux un grand pain, trempait d'abord ses deux moitiés dans une sauce vinaigrette faite avec une huile d'olive très fruitée, puis elle garnissait ce pain de rondelles de tomates, d'oignons, et d'oeufs. Elle y rajoutait des anchois et des olives, le tout faisant un délicieux mélange au goût et peut-être encore plus au parfum inimitables.

 

Une petite route, parmi les oliviers, devait conduire à cet immeuble peut-être était-elle à peine goudronnée, et encore peu fréquentée. Ma sœur et moi, encore petites, cinq et sept ans, nous étions chargées d'aller chercher du lait dans un pot à lait en fer blanc, sans doute identique à celui de la fable de La Fontaine, celle de Perrette et du pot au lait. Ce n'était sans doute pas à la ferme mais plutôt à l'épicerie du coin, car dans cet arrière pays niçois, je ne vois pas trop comment un troupeau de vaches aurait pu y trouver subsistance.

Une fois rempli de lait, peut-être trouvions-nous qu'il était trop lourd, aussi à chaque fois, ma sœur et moi nous nous disputions pour savoir qui le porterait. Comme nous n'arrivions pas à nous mettre d'accord, je le déposais à ce moment-là au milieu de la route et nous avancions toutes les deux, en l'abandonnant, prenant le risque qu'une voiture arrive et le renverse. Dans son souvenir, ma sœur prétend que c'était toujours elle qui cédait et allait rechercher le pot. Quant à moi, je garde le souvenir d'une délicieuse inquiétude, le plaisir de braver le sort. A l'époque, il ne devait pas y avoir beaucoup de circulation sur cette petite route et je ne prenais donc pas de gros risques en abandonnant ainsi ce pot au lait aux lois du hasard.

10 février 2016

Hans et jean

par René STEPAN

Nous sommes le 25 décembre 1917, donc le jour de Noël. Après avoir échangé de nombreux coups de feu, jets de grenades et incursions stériles dans les lignes adverses, les commandants des deux camps ont décidé une trêve, la trêve de Noël, célébrée en France mais aussi en Allemagne. Cette trêve consiste d’abord en un match de football France-Allemagne. De nombreux coups irréguliers sont échangés surtout au début et l’Allemagne gagne ce match 5 à 4.

 On dira plus tard que le foot-ball est un sport qui se pratique à 11 contre 11, mais que c’est toujours les allemands qui  gagnent…

Ensuite, un tournoi de cartes trouvées au fond des besaces va calmer les esprits et favorise  les sympathies. Car, bien sûr, ces jeunes gens se demandaient encore pourquoi ils s’entretuaient et surtout pourquoi ils étaient là, alors qu’ils auraient été mieux dans leurs familles, dans leurs fermes natales, autour d’un bon feu de cheminée et d’une table frugale – guerre oblige – entourés de jeunes enfants, certains étant les leurs.

Ce souvenir et ce besoin avaient généré de profondes sympathies entre les jeunes gens.

Parmi eux, deux jeunes recrues, Hans l’Allemand, grand blond musclé et Jean petit brun et mince. Tout semble les opposer ils parlent tous deux un mauvais français – pour l’un de brèves études à la faculté de Munich et pour l’autre peu de mots appris pendant les longues veillées dans la ferme paternelle en Alsace, près de Strasbourg.

Autour d’une bouteille d’eau de vie rescapée d’on ne sait où, ils discutaient longuement

«    Cette guerre, à quoi sert-elle ? demande le Français

- Certainement à engraisser nos politiciens, et à faire valoir nos chefs, bien planqués .

- Moi, j’ai l’impression de servir de chair à canon, dit Jean. C’est une drôle de guerre anticipe-t-il.

- Mais non, il s’agit de montrer que notre patrie est la plus forte ! Vous avez cru, avec votre esprit revanchard entretenu par vos maîtres d’école que vous appeliez les hussards noirs de la république jusque dans les campagnes les plus reculées, que cette guerre n’allait durer que quelques jours, au plus quelques semaines ; vous êtes partis « la fleur au fusil »,  mais nous  voilà plus forts que jamais !  répond Hans avec véhémence.

-Mais tout ce que nos instituteurs en blouse noire nous ont dit et fait chanter ????

-Balivernes que tout cela, l’Allemagne avec ses chefs prussiens est la plus forte !

-Et nous, on vous battra quand même !

-Ce qui n’a pas été le cas en70, aux dires de mon père, reprend  l’allemand.

La conversation prenant une tournure agressive, Hans calme le jeu :

«  Aujourd’hui, c’est Noël, et nous ne sommes que de simples soldats programmés pour se battre l’un contre l’autre. Ne gâchons pas ces moments privilégiés qui nous sont offerts.  Jean lève alors son verre d’eau de vie :

« A la santé du meilleur, dit-il, contrarié mais réconcilié avec l’Allemagne grâce aux paroles de Hans. »

La soirée dura longtemps, ponctuée de chants et d’embrassades.

Sur ce, le lendemain, ils continuèrent à se tirer dessus. L’histoire ne dit pas s’ils se sont sortis du bourbier de cette grande guerre, mais espérons pour eux qu’ils ont retrouvé leurs familles, leurs fermes et surtout leur sérénité.

 

Epilogue

 Pour compléter ce texte, voici quelques renseignements utiles indiquant quelque suite importante à cet évènement mondial :

*sur le plan professionnel :

 La  fin de cette guerre 1914-1918 a provoqué des retours dans les foyers difficiles : couples et familles défaites, gueules cassées… La façon de cultiver la terre n’est plus la même, certains soldats agriculteurs refusent de continuer leur métier dans des conditions difficiles qu’ils n’imaginaient pas et qu’ils ont découvertes au contact des autres plus chanceux… Fini donc de cultiver des parcelles inaccessibles et peu rentables.

* Sur le plan culturel :

Sans conteste, un rapprochement de l’élite intellectuelle s’est établi entre auteurs français et étrangers.

* Cet évènement a suscité de nombreuses créations récompensées :

Le roman «  Les croix de Bois » de Roland Dorgelès a obtenu le prix Femina en 1927.

Le roman « Au revoir là-haut » a obtenu le prix Goncourt 2013.

Les films « La grande illusion » et « Joyeux Noël » ont eux aussi été primés.

Sans parler des écrits et poèmes anonymes de soldats réfugiés dans leurs tranchéesainsi que des œuvres non citées et non moins importantes.

Hélas, l’esprit revanchard suite à la capitulation allemande signée à Rethondes dans un célèbre wagon de chemin de fer s’est manifesté avec la montée du nazisme et d’Hitler qui ont mené à la seconde guerre mondiale et aux atrocités découvertes à cette occasion…

* Sur le plan politique :

En 1920, la création de l’inefficace Société des Nations (SDN) qui devait contrôler les éventuels conflits entre les pays n’a pas servi à grand-chose ; la création de l’ONU a dû prendre le relais en 1945 avec l’efficacité que l’on connaît.

Les conflits en Europe sont toujours présents : chute des gouvernements de l’Est, conflit des Balkans etc…

Espérons que l’année 2016 apporte une solution à tout cela.

 

janvier 2016

 

7 février 2016

Petite Fleur

Renée Gauvenet -

 

2008-02-16 17

Quelle horreur que ces déménagements, on fait des cartons, on les défait jusqu’au prochain, et on recommence….

Les faire, c’est assez facile, mais les ouvrir, c’est autre chose, on commence par ceux qui  contiennent les choses les plus utilitaires, puis les objets précieux ou de décoration  mais on en a vite assez et on remet à plus tard ceux qui sont les   moins nécessaires, qu’on range au grenier ou dans un cagibi, selon le cas.

Il arriva qu’un jour, elle tomba par hasard sur une boite étiquetée « cassettes », qui n’avait pas été ouverte depuis longtemps, les cassettes ayant été détrônées pas les disquettes ou les CD.  Soudain, nostalgique, elle défit la bande collante, et montèrent à sa tête des souvenirs depuis longtemps oubliés
D’abord, ce fut « Nuages » et « In the mood ».  Elle avait tant dansé sur ces  airs au temps de sa jeunesse ! Puis, soudain, elle retrouva la cassette  de Sidney Bechet…..
Elle la mit sur le lecteur et l’écouta en boucle.
C’était tout une période occultée qui revenait à elle, ses années de fac,  où après quelques déceptions, elle se retrouvait seule. Certes, tout le monde était charmant avec elle. Elle lisait beaucoup et échangeait ses lectures, faisait partie d’un groupe de théâtre.
Un jour, des  copains lui proposèrent d’aller écouter quelques musiciens dans une cave de Saint Germain des Près. Elle accepta.
Il y avait énormément de monde  dans un espace restreint, les quelques chaises étaient  occupées Perdue  dans la foule, elle ne voyait rien lorsqu’un étudiant  lui fit signe et lui offrit obligeamment  un genou  qu’elle accepta. Enfin, elle voyait les musiciens, Sidney Bechet et Claude Luter qui jouaient des airs inconnus jusque là qui médusaient les auditeurs : « Les oignons »,  « Petite Fleur », « Summertime » et qui devaient devenir célèbres.  Le Jazz venait d’être adopté en France.
Soudain Sidney Bechet  l’aperçut, toute timide dans son coin, tourna sa clarinette vers elle, et lui dit : « oh ! here you are, my little flower »  et  joua Petite Fleur pour elle.
Ce fut une standing ovation, on la porta en triomphe et du jour au lendemain, la petite étudiante devint une célébrité. Ce fut à qui l’inviterait pour un café, une partie de ping pong, les bals des Grandes Ecoles et d’autres propositions moins honnêtes…..
Elle retourna plusieurs fois au « Lorientais » écouter et regarder Sidney et Claude Luter.
Puis elle se maria et oublia cette période de sa vie.
Un soir, son mari, auquel elle avait raconté l’histoire de Petite fleur, lui annonça que Sidney Bechet se produisait dans un cabaret de la rue Saint  Benoit, où il avait retenu une table.
Lorsqu’ils arrivèrent, personne ne fit attention à eux. On les installa près de l’orchestre, et ils  commandèrent une coupe de champagne.
Il y avait là toutes les célébrités germanopratines, Greco et les autres.
Puis Sidney entra sous les ovations et entama  son concert.
Soudain, leurs yeux se croisèrent et il reconnut la petite jeune fille d’antan. Avec un grand sourire, il dit en français cette fois : Petite fleur et, à nouveau  joua pour elle.
Le  public regardait avec   stupeur ce couple anonyme  habillé simplement, complet-cravate et petite robe noire,  auquel cet honneur avait été fait. On leur apporta une bouteille de champagne « avec les compliments de la maison ».
Ils rentrèrent chez eux tout émus.
Puis, la cassette retourna avec les autres dans un carton, mais l’air resta dans sa tête et dans son cœur.

4 février 2016

Du père au fils

Liliane Fainsilber -

 

2015-10-15 11

A l'orée de la cinquantaine, Alexandre Laurier était un brillant journaliste et ceux qui l'approchaient auraient pu penser qu'il avait tout vu, tout lu, tout caressé, pourtant, lui, pensait qu'il avait tout raté.

Devant cette soudaine perte de goût pour tout ce qui jusque là avait constitué les intérêts majeurs de sa vie avec parmi eux, l'amour de son métier et son affection pour sa femme et ses enfants, il ne sut tout d'abord comment réagir. Il attribua d'abord cet état d'âme au surmenage, car il travaillait en effet beaucoup, puis à l'âge lui-même, c'était le début de la vieillesse. Mais il abandonna assez vite toutes ces mauvaises raisons et décida de prendre rendez-vous avec un psychanalyste. Il se précipita chez celui qui à l'époque avait tellement de succès, le docteur Lacan. Mais sur son divan, il n'y était pas le moins du monde question de mondanités. Il prit vite la mesure de cette rude expérience qu'est la psychanalyse en s'allongeant sur son divan. Il parla bien sûr et longuement de son enfance, mais au fil des séances, il évoqua aussi ce qu'avait été la vie de son père car il découvrit qu'elle n'était pas sans lien avec son marasme psychique actuel.

 

André Laurier, son père, n'avait pas pu poursuivre ses études au-delà du certificat d'études, ses parents avaient refusé de les lui payer trouvant qu'ils n'en avaient pas les moyens. Il avait donc commencé à travailler à l'âge de quatorze ans comme petit télégraphiste. Quand il avait rencontré Cécile, sa mère, ils travaillaient tous les deux à la poste, derrière les guichets. Comme il était très courageux et avait une très grande soif d'apprendre, il passa tous les concours internes de cette administration et gravit progressivement tous ses échelons. C'est ainsi que son père, à la cinquantaine, se retrouva mis en concurrence pour un très haut poste avec un de ses collègues qui lui sortait de l'ENA. Il ne supporta pas d'avoir à affronter celui qu'il voyait comme un redoutable rival et sans attendre la décision qui aurait été prise, il préféra prendre une retraite anticipée, retraite qu'il supporta très mal, lui qui avait été toujours si actif et travailleur.

Au moment de ces faits, Alexandre venait de terminer son cursus à Sciences po et avait réussi le concours d'entrée de l'école de journalisme de Lille. Sans doute s'accusait-il maintenant d'avoir été assez peu sensible à la détresse morale de son père au moment de l'arrêt de sa carrière sur un échec. Il se souvenait que sa sœur, médecin, lui avait donné de fortes doses d'antidépresseurs. Alexandre avait essayé de l'en dissuader, car il trouvait que leur père était ainsi assommé par ces médicaments mais il n'avait pas eu assez de force et d'arguments pour le convaincre de les arrêter. De cela aussi il se sentait coupable.

 

C'est ainsi, que bien malgré lui et surtout sans rien en savoir, s'était transmis cet événement douloureux qui avait marqué la vie de son père et qui, arrivé au même âge, était venu marquer la vie pourtant réussie et heureuse de son fils. Par chance, son père était encore en vie. Ils pourraient tous les deux en reparler.

 

 

 

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