La robe de Tamara
Liliane Fainsilber
Rosa m'avait oubliée depuis de longs mois sur un cintre dans l'armoire de sa chambre. Je commençais à me demander en quoi, j'avais bien pu la fâcher. Je m'en inquiétais d'autant plus qu'elle me préférait depuis un vieux jean tout troué ainsi qu'un pauvre débardeur de couleur indéterminée à force d'avoir été porté et lavé. Je pensais qu'il devait se passer quelque chose de grave dans sa vie pour qu'elle me néglige ainsi, moi, sa robe préférée, la compagne de toutes ses sorties. J'avais eu beau essayer de saisir quelques bribes de conversation à travers les portes de l'armoire, je n'avais pas réussi à savoir ce qui se passait dans le monde extérieur, dans son monde à elle. Comme je ne pouvais pas parler, je ne pouvais donc pas le lui demander et j'en étais réduite à l'imaginer. Un jour par la porte justement entr'ouverte, je l'avais vu allongée sur son lit en train de pleurer, sans doute quelques chagrins d'amour étaient-ils la cause du désintérêt soudain qu'elle me portait. J'avais beau essayer de briller de toutes mes couleurs chatoyantes, aucun de mes charmes déployés ne pouvait attirer son attention sur moi.
Pourtant, un an avant, elle avait poussé la porte du Marché Saint Pierre, pour choisir le coupon de tissu dans lequel elle me taillerait et me coudrait. Elle a en effet des mains de fées. Elle avait choisi pour moi, un léger voile très coloré, un imprimé fleuri dans de beaux tons de bleus. Il avait quelque chose d'une toile de Chagall. Arrivée chez elle, elle avait disposé ce tissu sur la table de la salle à manger et armé de sa paire de ciseaux à couture avait commencé à me donner vie. Entre ses deux mains, piqué à la machine, voici que mon corsage avait pris forme. C'était un petit caraco, taillé très près du corps qui se prolongeait par une courte basque et qui, drapée sur ses hanches, exprimait sa féminité. Une jupe taillée en cercle me donnait beaucoup d'ampleur, ce qui me permettait de danser allègrement autour de ses jambes fuselées. Inutile de vous dire qu'en tant que sa nouvelle robe, je lui allais à ravir et que nous étions donc prêtes toutes les deux à aller danser.
Malgré ces débuts idylliques, j'étais donc maintenant abandonnée. Quelques temps après, la porte de l'armoire s'ouvrit et me poussant brutalement d'un cran, Rosa suspendit sur un cintre une nouvelle robe d'un rouge écarlate qui manifestement venait de la haute, de la haute couture. J'en éprouvais un grand chagrin mais aussi une intense jalousie. Ce n'était cependant que le début de mes épreuves. Bientôt je fus rangée dans un grand sac avec quelques autres habits dont elle ne voulait plus et déposée dans une benne. Étroitement serrée dans un ballot de vêtements dans une insupportable promiscuité et transportée ainsi, sans aucun égard, d'un continent à l'autre, je me retrouvais toute désemparée sur un marché d'Afrique. Quel dépaysement ! J'avais au moins échappé à deux autres destins encore plus terribles, celui de me retrouver transformée en chiffon à poussière ou en pâte à papier ! Sur l'étal d'une fripière, au milieu de chatoyants boubous africains, je me demandais, en toute modestie, qui voudrait bien de moi, avec mes discrètes fleurs bleues. Foulée par de nombreuses mains, j'ai d'abord été essayée par de somptueuses matrones qui, en raison de leur opulence ne pouvaient pas, de toute évidence, envisager de se parer de moi sauf au prix de faire craquer toutes mes coutures. Mais en fin de soirée, à la tombée du jour, je vis arriver une mince adolescente vêtue de haillons. J'ai su tout de suite que c'était elle que je voulais habiller, c'était elle que je voulais embellir. Mais est-ce qu'elle aurait assez d'argent pour m'acheter. M'ayant, elle aussi choisie, elle négocia longuement mon prix avec la marchande et m'acheta pour deux euros ! C'est ainsi que depuis au lieu de me nommer Robe de Rosa, je m'appelle désormais Robe de Tamara. Certes je ne serai pas lavée souvent, car dans notre village il n'y a pas beaucoup d'eau, mais au moins je ne serais plus enfermée dans une armoire, car je serai son unique robe. Avec elle, j'irai garder tous les jours ses quelques chèvres dans la savane. Avec elle, je vieillirai tout doucement.