Les petits bonheurs
La vieille armoire bretonne, que nous avons un jour acheté chez un antiquaire de Lannion ne nous a jamais plus quitté. Elle nous a suivi de maison en maison, trouvant toujours sa place le long d'un mur de notre chambre. Elle n'est pas très grande et plutôt trapue. Elle est toute simple et rustique. C'est elle qui nous a donné le goût des beaux vieux meubles anciens. Tous les matins en me réveillant et tout au long de ces nombreuses années, j'admire ses deux portes sculptées. D'une main maladroite, comme au couteau, l'artisan a tracé deux doubles volutes sur leur panneau central. Celui-ci est fait d'un bois un peu plus clair, ce qui donne à ce motif décoratif du relief. C'est la maladresse même du dessin de ce panneau sculpté, sa rusticité, qui est émouvante. On pense au paysan qui a peut-être coupé un de ses châtaigniers, l'a débité en planches qu'il a mis à sécher et qui a ainsi fabriqué ce meuble, le soir à la veillée, à la fin de sa journée de travail, pour meubler sa nouvelle modeste maison et s'y installer auprès de sa femme. Une ferronnerie métallique qui est incrustée sur le bord de ces deux portes donne à ce meuble, d'un trait de lumière vertical, à la fois de la distinction et de l'authenticité.
Cette armoire qui nous a accompagnée, comme une vieille amie tutélaire, est toujours pour nous, dès que nous la regardons, que nous l'admirons comme un bel objet, un moment précieux de bonheur, un petit bonheur.
Car il y a certes de grands bonheurs, celui de vivre avec l'homme qu'on aime, celui de mettre au monde des enfants. Pour ces bonheurs-là il faut avoir de la chance, comme l'évoque l'étymologie du mot lui-même. Tous les hommes et les femmes n'y ont pas droit ou tout au moins pas tout au long de leur vie. On peut ne pas avoir cette chance. Heureusement, à côté de ces grands bonheurs, il y a aussi plein, plein de petits bonheurs, ceux dont jamais personne ne pourra nous priver, malgré tous les aléas de la vie, car ils sont à la portée de tous : une nuit étoilée, un petit matin indécis dans la brume, l'odeur du pain chaud qui sort du four, celle du thym foulé sur un chemin de campagne ou encore celle des feuilles du figuier chauffées sous un soleil de plomb, le bruit de la mer lorsque les vagues viennent mourir sur la plage, un délicieux bœuf aux carottes longuement mitonné et surtout partagé avec deux ou trois de nos proches amis. Avec chacun de ces petits bonheurs, il faut savoir saisir sa chance : surtout ne pas les laisser s'échapper.
Me vient alors le souvenir d'un très court poème de Paul Fort :
"Le bonheur est dans le pré
Cours y vite, cours y vite.
Le bonheur est dans le pré,
Cours y vite, il va filer.
[…]