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Atelier d'écriture de l'écoute-s'il-pleut
29 février 2016

A l'école de la république

Liliane Fainsilber -

Telemaque

J'avais dix ans, à l'école communale du quartier de la Rose à Marseille, quand je préparais le concours d'entrée en sixième. C'était un événement, d'une part, parce que mes parents eux n'avaient pas pu faire d'études et que cela comptait beaucoup pour eux, mais aussi parce que, sur une quarantaine d'élèves, nous étions à peine deux filles à nous présenter. Les autres passeraient, à douze ou treize ans, leur certificat d'étude et entreraient dans le monde du travail. Notre institutrice était tellement impliquée dans la préparation de ce concours qu'elle nous faisait travailler en dehors des heures scolaires le calcul et le français. Le jour où nous  avions eu les résultats, elle était tellement heureuse et émue qu'elle en avait versé des larmes d'émotion.

 Je me souviens que j'entrais, au mois d'octobre suivant, au lycée Longchamp qui se trouvait dans un quartier huppé, en haut de la Cannebière. Je ne m'y sentais pas à l'aise et je n'avais pas beaucoup d'amies. Par contre, je se souviens d'avoir découvert avec émerveillement le monde des dieux et des déesses de l'Olympe, des dieux qui aimaient bien faire la fête et se métamorphoser en cygne ou taureau pour séduire les faibles mortelles.

 Je me souviens ainsi du cours de français en sixième, au cours duquel nous avions lu les aventures de Télémaque, lui qui était parti à la recherche de son père, le grand et courageux Ulysse.

 Je  me souviens qu'au lycée, un lycée de jeunes filles, les professeurs n'appelaient jamais les élèves par leur prénom, mais par leur nom, précédé d'un très cérémonieux Mademoiselle. C'était, sans doute, une façon efficace de maintenir une solide barrière entre eux et donc d'assurer ainsi une incontestable autorité.

 Je se souviens que dans ce lycée dit de jeunes filles, tous les professeurs étaient des femmes, le seul mâle de cette institution était le concierge qu'on appelait, je ne me souviens plus pour quelle raison, le Cyclope. Peut-être était-il borgne. Cette absence d'hommes faisait peser sur toutes ces classes une sorte de pesant ennui. On ne savait qui s'ennuyait le plus, des professeurs ou des élèves.

 Je  me souviens que, pendant mon année de cinquième, un de ses professeurs avait marqué dans la marge d'une de mes rédactions «  manque de culture ! ». Mes parents en avaient été navrés. Comment auraient-ils pu remédier à cet état de fait ?

 Je me souviens d'un professeur de latin qui écoutait avec tellement d'attention l'élève qui essayait de traduire, plus que laborieusement, l'histoire des Gaules qu'elle lui faisait recommencer plusieurs fois la lecture et la traduction de la même phrase. Personne n'osait le lui faire remarquer et l'élève interrogé recommençait.

 Je me souviens avoir lu avec beaucoup de passion partagée, protégée par mon pupitre, au fond de la classe, "Le silence de la mer" de Vercors ». C'était peut-être pendant un cours de géographie. C'est une histoire d'amour jamais concrétisée, jamais même avouée entre un soldat allemand et la jeune fille de la maison. Il l'entrevoit tous les soirs par la porte du salon, tandis qu'il regagne sa chambre.

 Je me souviens d'avoir eu comme professeur une femme noire, ce qui, au moins à nos yeux, la distinguait du lot commun. Elle ne devait pas être très jeune, ni très belle, mais elle semblait épanouie, habillée de couleurs vives, elle était dans ses rapports avec nous, à la fois généreuse et maternelle. Sa poitrine débordant de son corsage nous assurait, peut-être à son insu, qu'elle n'était pas collet-monté.

Je me souviens que c'est avec elle que j'ai aimé le vieux français qui a gardé encore présentes les traces de la langue latine. Je me souviens qu'elle nous avait fait traduire des fragments d'Aucassin et Nicolette. A cette occasion, j'avais découvert que nous pouvions deviner le sens de ces textes en vieux français mais qu'elle exigeait de nous que nous utilisions le dictionnaire pour la traduction. Elle vérifiait, en nous interrogeant sur l'étymologie des mots, que nous avions bien fait cet effort, au lieu de traduire ces textes en nous fiant à notre intuition. Je me demande si encore maintenant ce n'est pas à elle que je dois mon amour des vieux mots et des expressions tombées depuis longtemps en désuétude et sans doute mon intérêt pour le dictionnaire étymologique d'Alain Rey.

 Je me souviens aussi d'une expérience un peu cuisante pour moi : elle m' avait demandé de préparer un exposé sur les Précieuses ridicules mais je ne devais pas savoir encore quelle était l'importance de cette sorte de cérémonie qu'implique l'exposé, aussi j'étais venue en toute sérénité parler de cette pièce que j'avais certes lue, mais sans aucune note et sans avoir surtout préparé toute une documentation sur cette œuvre. Elle s'était montrée très fâchée contre moi. Mais je pense que ce qu'elle avait pris pour de la désinvolture de ma part était de l'ignorance.

 Je me souviens aussi que c'était une femme courageuse. Nous étions en 1942, 1943, en cette période noire de l'occupation allemande. Elle était arrivée un matin, bouleversée : elle venait d'assister à une scène terrible, les gendarmes français étaient venu emmener toute une famille juive avec leurs trois enfants. Elle s'était insurgée contre ce fait et nous savions toutes qu'il suffisait qu'une de nous en parle à ses parents pour qu'elle puisse être dénoncée pour ses propos séditieux.

 Je me souviens que, plus tard, au cours de ma dernière année de lycée, mon professeur de philosophie était tombée amoureuse de moi, au grand scandale de mes parents. Elle m'envoyait des lettres d'amour enflammées. Quant à moi, j'étais un peu encombrée de cet amour soudain et regrettais surtout qu'un beau jeune homme de mon entourage ne soit pas l'auteur de ces lettres. Grâce à ce professeur qui m' avait ouvert grand sa bibliothèque, j'avais lu beaucoup de livres dont des livres de philosophie.

Je me souviens du titre de l'un d'eux pour son aspect un peu grandiloquent «  Du sang, de la volupté et de la mort ». L'auteur en était Maurice Barrès. J'ai tout oublié de son contenu mais je me propose de le relire pour découvrir en quoi ce titre m'avait marqué au point d'en avoir gardé le souvenir.

Mais en y repensant, je me demande si ce souvenir n'est pas une réponse tardive à ce professeur qui m'avait ainsi stigmatisée de cette remarque infamante pour moi, de ce manque, de ce manque de culture. Ce qui m'avait manqué, le lycée me l'avait en effet donné grâce à quelques uns de ses professeurs qui se dévouent pour que cette culture soit accessible à tous les enfants de ce pays.

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  • L 'écoute-s'il-pleut est un moulin au bord d'une petite rivière qui fonctionne lorsqu'il pleut. Dans cet atelier,animé par Christelle Prévôt, nous attendons avec plaisir qu'il pleuve des mots en abondance, puisque ce sont eux qui alimentent nos textes.
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