Une lettre de Madame Cézanne
Liliane Fainsilber -
Un maçon, entreprenant des travaux dans une vieille maison d'Aix en Provence, a récemment trouvé dans un secrétaire abandonné là, une lettre de Madame Cézanne à Monsieur Herbert Coleman, un critique d'art qui avait une certaine notoriété à la fin du dix-neuvième siècle. Elle permet d'interpréter sous un jour nouveau ce tableau assez peu connu de Paul Cézanne dont le nom est plutôt descriptif «Hortense allaitant Paul » daté de 1872.
« Cher Monsieur,
vous me demandez ce que je sais de ce tableau et dans quelles circonstances il a été peint par mon mari. Je sais bien que les gens de la bonne société aixoise auraient eu certes l'occasion sinon d'être choqués au moins de s'étonner devant ce portrait en constatant l'absence totale de réserve ou de pudeur de cette femme dénudée entrain de dormir d'un sommeil paisible, tenant son enfant dans ses bras et lui donnant le sein. C'est une scène d'une très grande intimité entre le peintre et son modèle. De fait, ce tableau n'est pas très connu car Cézanne le cachait soigneusement tout aussi soigneusement que l'existence de son fils prénommé Paul comme lui.
Cette femme endormie, c'est moi, Hortense Piquet, je ne suis devenue en effet que bien tardivement, Madame Cézanne, quatorze ans après la naissance de notre fils. Quand j'ai rencontré Cézanne, j'avais onze ans de moins que lui et je lui servais de modèle tout comme à d'autres peintres. Comme je pouvais rester immobile de très longues heures, il existe de moi de très nombreux portraits. Je ne sais pas s'il y a eu beaucoup d'amour entre nous, Cézanne n'avait peut-être qu'une seule passion au monde la peinture, et j'ai eu une bien rude concurrente, une redoutable rivale, son seul et grand modèle étant la Sainte Victoire. Vous remarquerez d'ailleurs que c'est à elle qu'il a réservé les plus beaux verts et les plus beaux bleus de sa palette.
Je suis cependant heureuse que ce tableau existe. Il aurait pu s'appeler « Maternité ». Pour notre fils Paul Cézanne, il est en quelque sorte un signe de reconnaissance. Ce tableau l'inscrit dans la lignée des Cézanne, de père en fils. Il me donne aussi une petite place dans cette lignée, je suis celle qui l'a mis au monde ! Je suis de fait la mère de Paul Cézanne. J'aime beaucoup le bandeau que j'ai dans les cheveux. Il me couronne en quelque sorte.
Voici modestement tout ce que je peux vous dire de ce tableau. Soyez assuré, cher monsieur, de toute ma sympathie. Hortense Cézanne.