Martine Bouvot
Ce beau soir d'été 2018, Maëlys de Pontcallec était assise sur les marches de la grande maison -autrefois nommée « le château », dont les murs à présent décrépis, reflétaient cependant la grandeur passée.
Les Pontcallec, à Saint Malo, cela signifiait : bretons et marins.
Elle contemplait le ciel rougeoyant qui embrasait le port.
Ce soir, à l'aube de ses 80 ans, Maëlys sentait son cœur empli de nostalgie au souvenir de sa jeunesse et de tous ces moments de bonheur et d'exaltation quand ce port s'animait, tel une ruche bourdonnante et joyeuse lors du départ de la mythique « Route du Rhum » et dont elle avait souvent été la marraine.
Souvenirs douloureux aussi de ces marins fiers et courageux qu'elle avait vus partir affronter le terrible Atlantique et pour lesquels, ce fût la dernière aventure.
Ses yeux s'étaient embués de larmes et elle ne vit pas tout de suite l'homme qui venait de s'asseoir à ses côtés.
Il devait avoir à peu près son âge bien qu'il soit difficile de le déterminer, tant son visage, couvert d'une barbe blanche, était buriné. Il portait un gros pull bleu marine et sa tête, qu'elle devinait blanche aussi, était coiffée d'une casquette ornée d'une ancre de marine. Un marin, à coup sûr !
Et devant son regard intrigué, l'homme se décida à parler.
« Ma chère Maëlys, la dernière fois que nous nous sommes vus, c'était en novembre 1978, j'étais au départ de la 1ère Route du Rhum dont tu étais la marraine. 40 ans ont passés mais je n'ai jamais oublié ce matin où je m'apprêtais, plein d'orgueil, à traverser, seul, l'Océan Atlantique.
Le vent soufflait déjà fort lorsque nous sommes sortis du Port et la mer promettait d'être grosse.
Je reviens ici, pour la 1ère fois depuis cette date et je vais te raconter. »
Au fil des années, son audition ayant pris elle aussi le large, Maëlys dut tendre l'oreille.
« Je connaissais bien « MANUREVA » mon catamaran avec qui je faisais corps et les tempêtes ne nous avaient jamais fait renoncer.
Je longeais les côtes françaises puis espagnoles, ça tanguait pas mal mais je filais bon train, toutes voiles dehors.
Arrivé au large des Açores, je fus pris dans une tourmente gigantesque d'où mon dernier message à l'équipe qui me suivait par radio depuis St Malo. A l'époque, la radio était le seul moyen de donner sa position...pas de GPS ou autre satellite...
« Je suis dans l'oeil du cyclone, il n'y a plus de ciel, tout est amalgame. Il n'y a que des montagnes d'eau autour de moi »
J'appris bien des années plus tard qui j'étais et que j'avais été considéré comme définitivement perdu en mer. La presse du monde entier titrait : plus aucune trace ! Et j'ai mis longtemps à retrouver la mienne.
Maëlys cherche en vain dans sa mémoire vieillissante...
L'homme poursuit :
« Mais je reviens aux Açores, enfin à ce qui me semble être le début d'une autre aventure.
Je me réveillai sur un cargo faisant route, me disait-on, vers le Pacifique en passant par le Canal de Panama. Pacifique, Panama, cargo, autant de mots sans signification pour moi.
Le capitaine et l'équipage -philippins, je l'appris bien plus tard- à cours de patience, me déposèrent aux Iles Marquises, où je vécu des années grâce à la générosité des habitants qui contre logement et nourriture me proposaient de petits boulots mais sans jamais me poser de questions sur ma vie, questions auxquelles je n'aurais pas pu apporter de réponses. 10 années se sont écoulées ainsi, heureuses dans cette absence de souvenirs. C'est curieux comme la vie semble simple quand il n'y a pas de passé. »
Maëlys, de plus en plus intriguée par ce récit n'ose cependant pas l'interrompre, de peur que le beau conte ne prenne fin. Le conteur poursuit : « Un jour cependant, j'eus la 1ère révélation de qui j'étais.
On m'avait chargé d'aller entretenir un petit lopin de terre, précieusement préservé par les habitants du village. Et je me retrouvai devant 2 tombes où étaient simplement inscrit : sur l'une Paul Gauguin et l'autre Jacques Brel.
Le choc fût si violent que je me retrouvai bientôt au sol, terrassé par cette découverte et pleurant comme un enfant. Je venais de retrouver mon ami, mon frère, le Grand Jacques avec qui j'avais partagé tant de virées en mer, avec qui je partageais également l'amour du verbe et du vin.
C'est à partir de l'ami retrouvé que l'écheveau de ma mémoire a commencé son « rembobinage » comme on dit d'une pellicule effacée. Et je me mis à écrire chaque jour pour remonter le fil.
Jacques m'avait quitté un mois avant mon départ de St Malo et j'en avais eu une peine immense. »
Bien sûr, je me souviens se disait Maëlys....Brel est mort en octobre 1978...
L'inconnu, quelque peu exalté, poursuivit : « Mais autour de Jacques, il y avait ma vie que je mis des mois à reconstituer.
J'étais un marin, je parcourais les océans, j'avais une femme, des enfants, ma tribu que je devais retrouver. J'y suis parvenu.
Je vis depuis, heureux, en Polynésie auprès de ma chère Teura, nos enfants Vaimiti, Tereva et Torea (les jumeaux) et nos nombreux petits enfants. »
Maëlys se sent de plus en plus troublée car il lui semble comprendre qui est ce vieux marin assis à côté d'elle...
Il posa alors sa main sur la sienne et murmura « Je voulais, avant mon ultime voyage, revenir à Saint Malo afin de te dire, à toi la marraine de ma Route du Rhum, ma dernière course, toi fille d'une lignée de grands marins, que nous ne mourons jamais, nous retournons simplement à notre élément : la mer ! »
Excusez-moi Monsieur, je crois que ma mémoire s'est perdue aussi. Je vous avais pris pour mon ami Alain Colas...mais quand elle regarde sur les marches, à côté d'elle, elle s'aperçoit qu'elle est seule.