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Atelier d'écriture de l'écoute-s'il-pleut
6 février 2018

Le monde comme il va

 Christelle Prévôt

 

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France, 27 octobre 2014.

Deux ans qu’il attend ça. Deux ans. Assis dans sa loge, regardant sa grosse bouche rouge, sa peau blanche et ses grands yeux entourés de noir il pense ça y est, j’ai réussi. Les grosses ampoules entourant la glace, la salle qu’il entend applaudir, les fauves au loin qui rugissent, cette musique qu’il aime tant, et en doré sur fond rouge le nom de son cirque. Son cirque. Il en a enfin un. Il y a deux ans, il a serré sa dernière main dans son bureau exigu de la Société Générale. Il a décroché son nom de la porte, il ne voulait pas le laisser là. C’est bête. Directeur d’agence il y avait d’inscrit dessus. Ce titre qui lui a collé la nausée pendant de longs mois. Jusqu’à ce qu’il se décide. C’est le même titre qui est revenu dans la bouche de sa femme le soir où il lui en a parlé. Directeur d’agence. Un clown, elle a répété sidérée, moi tu ne me fais pas rire. Il y a eu les sourires sous capes des employés, les vous savez quoi ? Monsieur Clopin part faire une formation de clown ! Antoine ? C’est vrai ça, tu pars faire le clown ? Monsieur Clopin et mon portefeuille, je ne vais quand même pas le laisser à ses clowns, non ? Ah pardon, j’ai appris … Puis plus tard sous le chapiteau ils ne lui ont rien épargnés comme vannes les autres. Monsieur le directeur d’agence est devenu leur cul à botter préféré !

Mais tout ça, c’est du passé. Ce soir, il va faire son numéro. Ce soir, il est Auguste et aucun clown triste ne viendra lui voler la vedette. Ce soir, c’est son soir. Il entend son nom, c’est son tour, ça tourne dans son ventre, il a envie de vomir, il s’avance, respire profondément entre les rideaux, ce soir c’est son soir !

Lorsqu’il repasse les rideaux dans l’autre sens, il est aux anges ! Son numéro a eu un franc succès. Il a entendu des centaines d’éclats de rire, il a vu les enfants debout aux premiers rangs qui le regardaient amusés. Il s’en est nourri. Il est là pour ça. Il salue l’enfant qui était là il y a 43 ans de ça. Il boxe l’air, dans sa tête Eye of the Tiger du film Rocky, ses chaussures démesurées le font chuter, les autres sont hilares, c’est bon Antoine, t’es plus sur scène là, tu peux arrêter ! Bravo mon gars, c’était super, continue comme ça et tu pourras signer ton contrat ! lui dit son boss.

Continue comme ça, tu pourras signer ton contrat ! Cette phrase il faut qu’il la raconte vite à sa femme, tant qu’elle est chaude, il la répète encore et encore, il décide de ne pas se changer. Ses gosses aiment bien le voir déguisé. Ça leur permet d’oublier que parce que leur père fait le clown, ils n’ont pas toutes les fringues à la mode dans la cour de récré, mais un père clown, ça va, ça le fait lui a dit son aine pour le consoler. Il ramasse vite ses affaires, change quand même de chaussures, les enfourne dans son sac et le voilà partit.

Cela ne lui arrive pas souvent de se balader comme ça, en deux ans peut être une fois ou deux, notamment il se souvient de la fois où son aine a chuté dans la cour de récré : la tête des instits de voir un clown arriver, la joie des enfants ! Il y en a quand même un qui a pleuré …mais bon.

Il marche vite, il ne pense déjà plus à sa tenue, il a hâte d’arriver, ce n’est pas loin, deux, trois pâtés de maison. Il anticipe Chérie c’était génial ma première, demain vous viendrez, tu sais ce qu’il m’a dit : Continue comme ça et ….

Il tombe à genoux. Premier mouvement. Nouveau coup derrière la tête. Deuxième mouvement. Son torse à plat sur le bitume. Clac font ses dents et l’os du nez. Ils sont trois. Stallone version Rambo cette fois. Troisième mouvement. Une rangers s’abat sur ses côtes. Tiens le clown, prends ça, ah ! Tu fais moins le malin maintenant à terroriser les gens, on va te défoncer ! Il ne comprend pas, il avait pourtant fini par rigoler le gosse de la cour de récré…Dernier mouvement. Dans sa tête le refrain de sa chanson préférée des Kinks,Let’s all drink to the death of the clown s’éteint.

**

La la la la Let’s all drink to the death of the clown …

Cette chanson des Kinks lui trotte dans la tête depuis ce matin. C’est son père qui écoutait ça. Depuis que son groupe et lui sont des chasseurs de clowns, elle tourne en boucle dans sa tête. Il se demande bien où il peut être son père. Deux ans qu’ils ne l’ont pas vu ses frères et lui. Un dimanche, à peu près à la même époque, il se souvient des décorations d’Halloween dans les vitrines, ils l’avaient attendu en bas de l’immeuble. Il s’était mis du gel dans les cheveux, il aimait bien quand il l’appelait mon p’tit gars en passant sa main sur sa crête, il prononçait toujours son surnom doucement devant : Kév, mon petit gars. Cela lui faisait chaud au cœur. Il sentait ses pecs se gonfler et il lui demandait toujours : Papa, viens, on fait un bras de fer ! Parfois son père le laissait gagner. Ce n’était pas un con comme dit sa mère son père. Mais il y a deux ans, ses frères et lui étaient restés là plantés. Comme des cons eux, ça c’est sûr. Ils l’avaient attendu, quinze minutes puis trente puis ils avaient compris qu’il ne viendrait pas. Terminés les visites du week-end, ça pouvait pas durer leur avait dit leur mère pour les consoler, on peut pas compter sur celui-là. Ils étaient remontés chez eux, la tête basse. Lui était allé dans la salle de bain, il avait rincé le gel de ses cheveux. Depuis qu’il a rejoint le groupe, il les rase. Y’a plus de gel dans sa vie. Il laisse ça aux gominés, ceux qui portent des slims beiges trop courts, des mocassins et prennent des petits déj le dimanche autour de la table familiale avec père et mère. Ils ont même des écharpes les gars. Ce qu’ils ont pu rigoler avec ça la dernière fois. L’autre avec son gilet bleu marine. Sûr, sa mère elle a pas dû le reconnaître ! Il avait imaginé la scène le soir allongé dans son lit. Le père et la mère du gars au gilet bleu et à la petite écharpe bien lovée autour du cou. Il voyait un pavillon blanc avec un petit jardin, une table et des chaises autour. Là-bas de l’autre côté de la ville. C’était pas un des gars de leur bahut. Cela se voyait tout de suite. Il avait imaginé la mère assise en train de boire le thé et de lire, près d’un feu de cheminée. Sa mère à lui, elle lisait jamais. La télé c’était sa cheminée. Faut dire que depuis que son père s’était barré, avec les trois gosses à nourrir comme elle disait, pas le temps de chômer ! Le téléphone sonne. La mère écoute poliment, raccroche et part affolée. Allô Chéri ? C’est Édouard, sanglot, il s’est fait frapper ! Les urgences viennent de m’appeler ! Il les imagine quand ils ont découvert l’inscription que Jean a gravée sur son torse : BOUFFON. Sûr, que le père, cheveux bruns, raie bien marquée, a dû être un peu décoiffé. Ouais, c’est pas pour eux le gel, les slims, les écharpes et les gilets bleus, eux sont en tenue de combat. Tout le temps. D’ailleurs depuis ce matin, ils ont une mission. Il y a des clowns qui attaquent et terrorisent le quartier. Jean a dit qu’ils s’en étaient pris à une vieille qui avait failli y rester. Peut –être que pour une fois on pourrait taper utile ? On va pas les laisser faire ces dégénérés non ? Oh des clowns quoi ? On va pas rester là sans bouger ? Oh les gars, allez, on y va ! Allez quoi ! C’est les vacances, on s’emmerde, un peu d’action, ça se refuse pas !

Ils sont partis, couteaux à cran d’arrêt et batte de base-ball affûtes. Ils n’ont pas trop attendu avant d’en croiser un. Jean lui a mis un coup de batte dans les genoux par derrière, l’autre abruti n’a rien vu venir ! Il est tombé cash à genoux. Trop drôle. Ça lui a rappelé un spectacle qu’il a vu avec l’école une fois. Lui, il lui a balancé un coup de rangers dans les côtes puis il s’est interrompu soudain, de peur d’aller trop loin, il n’est pas prêt à tuer. Avec Jean qui s’acharne sur la tête du clown et cette chanson dans sa tête à lui, il pense bien que c’est ce qu’il va arriver. Let’s all drink to the death of the clown …

 

(https://www.youtube.com/watch?v=EwkjeuaaQWQ)

 

 

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  • L 'écoute-s'il-pleut est un moulin au bord d'une petite rivière qui fonctionne lorsqu'il pleut. Dans cet atelier,animé par Christelle Prévôt, nous attendons avec plaisir qu'il pleuve des mots en abondance, puisque ce sont eux qui alimentent nos textes.
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